Dans une région des Grands Lacs régulièrement secouée par les guerres, les déplacements de populations et les rivalités transfrontalières, l’ethnicisation de la politique demeure un marqueur persistant. Pour le chercheur en sciences politiques, Julien Paluku Kahongya, par ailleurs ministre congolais du Commerce extérieur et ancien gouverneur du Nord-Kivu (2007-2019), cette mécanique n’est pas seulement un héritage historique : elle constitue encore aujourd’hui un outil de puissance, instrumentalisé par Kigali pour peser sur les dynamiques régionales.
Dans sa tribune du 16 novembre 2025, cet aguerri de la territoriale appelle à refuser ce qu’il décrit comme « le piège de la manipulation des fibres ethniques », un levier qui, selon lui, a toujours structuré la stratégie du Rwanda.
Paluku commence par revisiter l’histoire tourmentée du Rwanda, convaincu que l’origine des tensions actuelles se trouve dans cette succession de dominations et de frustrations communautaires.
Avant 1959, rappelle-t-il, une monarchie tutsi solidement installée dirigeait le pays, jusqu’au règne du roi Kigeli V. Mais le 1er novembre 1959 marque un basculement : les Hutu se soulèvent, renversent la monarchie et déclenchent des massacres à grande échelle contre les Tutsi. L’épisode restera dans l’histoire sous le nom de « Toussaint rwandaise ».
Pour l’ancien gouverneur, ce tournant n’est pas le fruit du hasard mais le résultat d’une politique coloniale ayant figé artificiellement les identités en inscrivant les mentions « Hutu » et « Tutsi » sur les cartes d’identité. Cette essentialisation administrative, qui rigidifie les appartenances, alimente durablement des lignes de fracture profondes.
En 1959, Grégoire Kayibanda, hutu, accède au pouvoir et impose un système fondé sur l’exclusion des Tutsi. Craignant les représailles, ces derniers fuient massivement vers l’Ouganda, la Tanzanie, le Burundi ou le Zaïre. Mais en 1973, Kayibanda est renversé par son ministre de la Défense, le général Juvénal Habyarimana, officiellement pour ramener l’ordre.
En réalité, la rivalité latente entre élites du Nord et du Sud nourrit également ce changement brutal de régime.
La décennie suivante voit émerger le Front patriotique rwandais (FPR), constitué des Tutsi exilés, dont Paul Kagame, alors officier de renseignement en Ouganda.
Leur offensive de 1990 ouvre une nouvelle page de l’histoire. Malgré les accords d’Arusha, pensés pour instaurer un partage équilibré du pouvoir, l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion des présidents Habyarimana et Ntaryamira déclenche le génocide contre les Tutsi.
Le FPR prend finalement Kigali, met fin aux massacres et reconfigure l’architecture politique du pays. Pasteur Bizimungu est placé à la présidence, mais Kagame, stratège du mouvement, s’impose rapidement comme l’homme fort avant d’accéder officiellement à la tête de l’État en 2000.
Pour Julien Paluku, cette trajectoire historique explique la persistance au Rwanda d’une lecture strictement ethnique de la politique, structurée autour de trois groupes : Hutu (84 %), Tutsi (15 %) et Twa (1 %).
Les accords d’Arusha eux-mêmes prévoyaient une répartition du pouvoir et des forces armées sur base de quotas ethniques, preuve à ses yeux de la centralité de ce paramètre.
Mais c’est la transposition de cette logique au Congo qui inquiète le ministre. Il accuse Kigali d’encourager certains Congolais à réclamer des quotas au sein de l’armée, de l’administration et des institutions politiques, comme si la RDC fonctionnait sur un modèle binaire comparable à celui du Rwanda.
Une lecture totalement inadaptée, selon lui, dans un pays qui compte plus de 400 groupes ethniques. « La représentation ethnique n’a jamais été une recette en RDC », insiste Paluku.
Il rappelle qu’au cours des dernières décennies, plusieurs personnalités tutsi congolaises ont été élues sans appui extérieur, démontrant que l’appartenance communautaire n’est pas un handicap politique.
À ses yeux, l’argument avancé par Kigali selon lequel le M23 serait le produit d’une « frustration des Tutsi congolais » relève d’un récit stratégique visant à ethniquer le conflit pour mieux brouiller les responsabilités.
Il s’interroge : « De qui parle-t-on exactement ? Et que devient la myriade d’autres combattants qui composent le M23 version AFC ? »
Pour Paluku, céder à cette lecture serait se laisser enfermer dans une narration construite à Kigali.
Il rappelle avec insistance sa célèbre citation selon laquelle : « Il n’existe pas de communauté de criminels, mais des criminels dans chaque communauté ».
Une manière de dénoncer l’amalgame systématique entre actes individuels et identité collective.
Dans sa conclusion, le ministre exhorte la classe politique congolaise, mais aussi les partenaires internationaux, à refuser toute ethnicisation du conflit à l’Est. Car pour lui, derrière ce discours identitaire se dessine une stratégie régionale précise : affaiblir la cohésion congolaise et maintenir un rapport de force favorable au Rwanda.
Un avertissement de plus dans une région où l’histoire a souvent prouvé que les tensions identitaires, une fois instrumentalisées, deviennent des armes politiques redoutables.
Tribune de Julien Paluku
Ministre du Commerce Extérieur



