Alors que la RDC s’apprête à examiner son projet de Loi de Finances pour 2026, le débat sur la fiscalité applicable au secteur du tabac refait surface. Ce sujet, souvent réduit à sa dimension budgétaire, mérite une analyse plus fine : au-delà de la question du rendement fiscal, il révèle les tensions profondes entre compétitivité, transparence et cohérence des politiques publiques.
Un système fiscal à bout de souffle
Le régime actuel des droits d’accises sur le tabac repose sur un modèle ad valorem, c’est-à-dire calculé en pourcentage de la valeur déclarée des produits à la douane. Sur le papier, ce mécanisme semble rationnel : plus un produit est cher, plus il contribue au budget de l’État. Mais dans la pratique congolaise, il est devenu un instrument d’injustice fiscale.
La base imposable dépendant de la valeur déclarée, il suffit de sous-évaluer le prix à l’importation pour réduire la charge fiscale. Cette faille structurelle a encouragé la sous-déclaration et les manipulations douanières, au point que les opérateurs les plus conformes (souvent ceux qui produisent localement et respectent les règles) assument à eux seuls plus de 70 % des recettes fiscales du secteur, alors qu’ils ne représentent qu’environ un tiers du marché. Autrement dit, les acteurs les plus transparents sont devenus les plus pénalisés.
Ce déséquilibre affaiblit la compétitivité du secteur formel et favorise le commerce illicite, dont la progression est estimée à plus de 40 % dans certaines provinces frontalières. En clair, le modèle ad valorem n’assure plus ni justice fiscale, ni rendement budgétaire durable.
Une différenciation risquée et contraire aux principes du marché.
Le projet de Loi de Finances 2026 introduit une nouvelle différenciation : les produits importés seraient taxés à 120 % d’accise, contre 80 % pour les produits fabriqués localement. L’intention peut paraître louable dans le but d’encourager la production nationale, mais l’outil est inadapté.
Une telle mesure crée une distorsion de concurrence qui risque de se retourner contre la RDC elle-même. D’abord sur le plan économique, car elle introduit un biais protectionniste contraire à l’objectif d’un marché compétitif et ouvert. Ensuite sur le plan budgétaire, car elle incite les importateurs à recourir davantage à la contrebande ou à la sous-déclaration, ce qui pourrait réduire les recettes attendues.
Enfin, sur le plan juridique, cette différenciation heurte les engagements internationaux de la RDC : l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), le COMESA, la SADC et la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) reposent tous sur le principe de non-discrimination entre produits importés et produits locaux. Une politique qui s’en écarte expose le pays à des contestations commerciales et nuit à sa crédibilité internationale.
Le modèle spécifique : une alternative éprouvée.
Face à ces dérives, la majorité des pays africains ont opté pour un système de taxation spécifique, fondé non plus sur la valeur du produit, mais sur la quantité (par exemple, un montant fixe par mille cigarettes). Ce modèle a fait ses preuves : il réduit les risques de fraude, stabilise les recettes et simplifie la collecte.
Selon les recommandations du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale, ce type de taxation améliore la prévisibilité budgétaire et favorise une meilleure équité entre les opérateurs. Un système spécifique progressif (fixé par exemple à 25 000 CDF par mille cigarettes en 2026, avec des ajustements de 10 % par an) garantirait à la fois un rendement fiscal constant et une visibilité pour les acteurs économiques.
L’avantage est double : les recettes de l’État ne dépendent plus des fluctuations de valeur déclarée, et la concurrence devient loyale, car chaque opérateur paie le même montant pour la même quantité vendue.
Un enjeu de gouvernance, pas seulement de budget
Réformer la fiscalité du tabac, c’est aussi tester la capacité de l’État congolais à bâtir une gouvernance économique crédible et prévisible. Le véritable enjeu n’est pas de “protéger” un acteur au détriment d’un autre, mais d’instaurer un système fiscal cohérent, transparent et conforme aux standards internationaux.
Un environnement fiscal instable, marqué par des taux différenciés et des changements fréquents de régime, envoie un signal négatif aux investisseurs. À l’inverse, un cadre simple et équitable, soutenu par des outils de traçabilité (timbres fiscaux numériques, garanties bancaires), renforcerait la confiance dans les institutions et dans la politique de mobilisation des recettes intérieures prônée par le gouvernement.
La RDC ne manque pas de potentiel industriel ni de ressources fiscales. Ce qui lui manque, c’est une architecture fiscale fondée sur la cohérence et la justice. L’introduction d’une taxe spécifique ne serait pas une concession aux entreprises, mais un acte de bonne gouvernance : une fiscalité prévisible, neutre et équitable est la meilleure garantie d’un développement durable.
Réformer pour durer
L’heure n’est plus aux demi-mesures ni aux solutions de court terme. Une politique fiscale réussie doit répondre à trois exigences :
1. La neutralité — traiter équitablement tous les opérateurs, qu’ils produisent localement ou importent ;
2. La simplicité — éviter les systèmes complexes qui encouragent la fraude ;
3. La stabilité — assurer une visibilité pluriannuelle aux investisseurs et aux administrations.
La réforme du système d’accises sur le tabac peut devenir un modèle de modernisation fiscale pour d’autres secteurs : boissons, produits pétroliers, télécommunications. Elle offrirait au gouvernement l’occasion de démontrer que la justice fiscale et la compétitivité économique ne sont pas antagonistes, mais complémentaires.
En définitive, il ne s’agit pas seulement de taxer plus, mais de taxer mieux. Une fiscalité fondée sur la quantité plutôt que sur la valeur déclarée rendrait le système plus juste, plus transparent et plus efficace. La RDC a aujourd’hui l’occasion de passer d’une logique de contrôle à une logique de confiance — une transition indispensable pour bâtir une économie moderne et souveraine.
Un expert fiscal et consultant en politiques publiques



